OÙ IL EST QUESTION DE MORALE ET DE MOUSTIQUES
Bowen essuya la sueur qui coulait dans ses yeux puis il écrasa un moustique, les yeux fixés sur le sac où de longs doigts crasseux glissaient leurs modestes oboles - couverts grossiers, perles de verroterie, anneau d'étain, menue monnaie -, suivant un pitoyable rituel.
Bowen lui-même se sentait piteux. Il écrasa un autre moustique sur son cou, fronçant le nez à cause de l'odeur des poissons séchant sur des filets en bordure du marais. Tout ici respirait la misère, jusqu'aux villageois - un ramassis de géants hâves et dépenaillés, aux yeux hallucinés. Nul seigneur ne régnait sur cette étuve infestée d'insectes.
En son for intérieur, Bowen maudissait Kara d'avoir réveillé sa mauvaise conscience. Mais, d'ici à quelques jours, celle-ci serait rendormie et il aurait tôt fait d'oublier cette scène pénible.
L'odeur de fumée l'emportait encore sur celle du poisson pourri. Elle provenait des deux barques embrasées qui dérivaient au fil de l'eau. Une broutille, mais Draco avait refusé de causer davantage de dégâts. Toutefois, sa petite démonstration avait suffi à faire monter les enchères.
Le chef du village, un géant décharné, s'avança pour remettre son salaire à Bowen. À l'intérieur du sac, le maigre trésor faisait entendre des raclements très éloignés du tintement joyeux des espèces trébuchantes. Bowen attendait, sachant qu'il était trop tard pour se défiler et couper court à la mascarade qui l'attendait.
Tout en balançant le sac à bout de bras, le chef levait des regards furtifs vers le dragon qui décrivait au-dessus du marais des cercles à la fois menaçants et paresseux.
-Attendez!
Kara se fraya un passage jusqu'au premier rang de la foule, pointant un index accusateur vers Bowen:
-Cet homme est un imposteur!
Le chef éloigna vivement le sac de Bowen tandis qu'un sourire de triomphe étirait les lèvres de Kara. D'une claque féroce, Bowen pulvérisa un moustique posé sur sa joue, regrettant de ne pouvoir en faire autant de la jeune fille.
-Et ça, c'est de l'imposture?
Ayant décroché son bouclier orné de griffes de sa selle, il le fourra sous le nez en bec de corbeau du chef.
-Cette fille est une vagabonde, une pauvre demeurée qui ne débite que des fadaises.
-Mensonge! Ce chevalier n'a jamais tué de dragon! riposta Kara.
-Erreur, mon enfant.
Bowen, Kara et le chef se retournèrent vers le nouvel arrivant qui se ménageait un passage dans la foule. Chassant les moustiques avec un parchemin roulé, il traînait un mulet derrière lui.
-Gilbert! s'exclama Bowen, ravi.
Le moine lui donna une accolade chaleureuse:
-Bowen! Dieu soit loué, vous êtes vivant et entier!
-Pourquoi ne le serais-je pas?
-À l'heure qu'il est, le bras droit d'un autre gaillard repose en terre sous une croix gravée à votre nom. Si vous aviez vu les obsèques que je vous ai faites, vous en auriez été touché.
Bowen sourit, songeant à messire Eglamore, et laissa bien volontiers le moine presser son bras pour s'assurer de sa réalité.
-Vous ne pouviez mieux placer votre confiance, reprit Gilbert à l'adresse du chef de village. Moi qui vous parle, je l'ai vu massacrer presque deux dragons!
-Presque? releva Kara.
Gilbert lui sourit avec toute la bienveillance qu'un homme de Dieu doit manifester à une simple d'esprit:
-Pour être franc, je n'ai pas vu messire Bowen assener le coup de grâce au second mais puisqu'il se trouve ici, c'est qu'il l'a fait.
-Bien sûr! Je n'ai jamais été vaincu.
C'était au tour de Bowen d'exulter.
-Quant à moi, ma ballade n'est pas perdue. Ah! jubila Gilbert en donnant une tape amicale sur l'épaule de Bowen, quelle chute héroïque j'imagine déjà!
-Je suis on ne peut plus flatté de contribuer à l'histoire de l'art.
-Comme j'ai hâte de vous la réciter!
-Et moi de l'entendre.
-Quel honneur! Le poète lisant son œuvre à son inspirateur...
-C'est trop de modestie, frère Gilbert. Tout l'honneur est pour moi.
-Point du tout. C'est un immense privilège que de pouvoir narrer ce nouvel exploit sitôt qu'il aura été accompli.
-Sitôt accompli?
-Dès que vous serez venu à bout de ce maraudeur ailé.
-Ce maurau... Ah! oui.
-A vous d'enflammer ma muse par des prodiges encore plus grands...
-C'est ça, allez-y.
Débordé par l'enthousiasme délirant de Gilbert, le chef s'avança de nouveau vers Bowen, mais Kara s'interposa:
-Ne faites pas cela! Il est de mèche avec le dragon.
Un silence glacial succéda au concert de louanges. Confronté à l'inavouable vérité, Bowen ne put que ronger son frein tout en se promettant de ne plus jamais voler au secours d'une damoiselle. Heureusement, tous les regards étaient fixés sur Kara. Soudain, le chef partit d'un rire énorme qui dévoila ses chicots, et tendit le sac à Bowen en lui soufflant son haleine fétide à la figure. Bowen fit chorus et vrilla un index sur sa tempe en pointant le menton vers Kara:
-Quand je vous disais qu'elle n'avait pas toute sa cervelle.
L'hilarité avait gagné toute l'assemblée, jusqu'à Gilbert qui, pour ne point vexer la malheureuse, pouffait derrière sa main. Mais Kara était habituée à ce qu'on se moque d'elle:
-Et s'il perdait?
-Ça ne m'est jamais arrivé, réitéra Bowen en exhibant ses trophées.
Mais les rires retombèrent d'un coup, à la grande satisfaction de Kara.
-Il y a un début à tout, répliqua-t-elle. Si vous êtes vaincu, est-ce que le dragon restituera votre prime?
Ladite prime n'était pas bien élevée, mais c'était tout l'avoir de ces pauvres rustres. L'idée qu'elle puisse finir dans la gueule d'un dragon méritait à coup sûr réflexion. Déjà, le chef levait le nez vers le dragon, tentant d'estimer sa force. Bowen fourra la main dans le sac et brandit sa prise devant les yeux de tous:
-Qui nous fera croire qu'un dragon a besoin d'une cuiller en bois?
Insensible à l'argument, le chef arracha le sac à Bowen, ne lui laissant que la cuiller.
-Pour être folle, elle ne manque pas de bon sens, grommela-t-il.
-Tout juste! insista Kara. Pourquoi le paieriez-vous pour un travail qu'il n'a pas accompli?
À la réflexion, le chef reprit également la cuiller.
-Je n'ai jamais perdu un combat!
-Dans ce cas, vous êtes assuré de récupérer votre prime... une fois la bête vaincue.
-On paie d'avance, ragea Bowen.
Pour avoir assisté à la mise au point de leur stratagème, elle savait que c'était au tour de Bowen de mourir.
-Ce moine peut témoigner qu'on a déjà tenté de m'escroquer.
Il ne doutait pas que ces manants crédules préféreraient le témoignage d'un homme d'Église aux élucubrations d'une folle. Et en effet...
-J'ai une proposition à vous faire, dit Gilbert, très diplomate. Pourquoi ne pas me confier la prime, en gage d'impartialité?
Le cheval se cabra devant le jet de flammes, obligeant Bowen à se cramponner aux rênes pour ne pas tomber.
-Pas si près! grogna-t-il à l'intention du dragon qui planait au-dessus de lui.
-Tu n'avais qu'à pas modifier les plans à la dernière minute, rétorqua Draco, froissé.
-Et toi, tu devrais apprendre à improviser.
Draco esquiva le coup de lance de Bowen.
Leur chorégraphie était suffisamment rodée pour leur permettre de poursuivre leur conversation:
-Il était convenu que j'enlève le cheval dans les airs, répliqua Draco d'un air boudeur.
Le coursier de Bowen se pliait de bonne grâce à cette opération, à condition que Draco ne l'effraie pas en crachant des flammes trop près de ses sabots.
-Tu n'as qu'à te plaindre à cette damnée drôlesse. Depuis que tu t'es amouraché d'elle, elle ne nous a attiré que des ennuis.
-Elle nous a fourrés dans de beaux draps, renchérit Draco avec un sourire. Reconnais au moins qu'elle est pleine de ressources.
-Tu auras tout loisir de t'en réjouir quand tu seras « mort ». Tu sais qu'il va falloir en passer par là; c'est le seul moyen de s'en sortir.
-Et mon cadavre?
-Quoi?
-Comptes-tu me faire évacuer sur une charrette ou suis-je censé pourrir sur place?
-Ne sois pas stupide. On va leur refaire le coup du lac, répondit Bowen en désignant le marais d'un ample mouvement de sa lance.
La foule qui observait le déroulement du combat depuis le village poussa des « oh! » et des « ah! » pleins d'admiration. Draco effectua une pirouette qui lui permit de jeter un coup d'œil à l'eau grise et mousseuse au-dessous de lui.
-Tu veux que je plonge dans ce cloaque?
-Ce n'est pas le moment de faire le délicat! Tu n'as qu'à t'enfoncer sous l'eau et reparaître un peu plus loin, à la faveur du brouillard.
-Si c'est si facile, pourquoi ne le fais-tu pas?
-Finissons-en... Nous leur en avons donné pour leur maigre argent.
-Puisque l'enjeu est si faible, pourquoi ne me laisserais-tu pas filer? Comme ça, il n'y aurait ni vainqueur ni vaincu.
-Tu oublies la fille.
Bowen estimait que son honneur était en jeu dans cette affaire: il n'était pas question qu'il se laisse ridiculiser par cette péronnelle. Draco regarda de nouveau le marais avec dégoût:
-Je m'en souviendrai, quand ce sera ton tour de mourir.
-Ça ne peut pas être pire que l'intérieur de ta gueule.
-Trop aimable.
-Tiens-toi un peu tranquille, j'arrive!
Bowen enfonça sa lance sous l'aile de Draco qui poussa un cri déchirant et se mit à tournoyer au-dessus du marais en un ballet funèbre un peu trop appuyé au goût de Bowen.
Le dragon était un piètre acteur... Mais, à dire vrai, Bowen n'en avait jamais vu de réellement convaincant. Les divertissements de cour l'avaient accoutumé aux agonies interminables, aux gesticulations, aux yeux exorbités, aux logorrhées entrecoupées de râles braillards. À coup sûr, aucun de ces agités n'avait jamais mis les pieds sur un champ de bataille. Là, la mort pouvait survenir en un clin d'œil ou se faire attendre des heures durant, mais elle était toujours hideuse et ne s'encombrait pas d'effets de manche, de tirades héroïques ni d'applaudissements.
Mais, sitôt sortis de scène, ces histrions peinturlurés de rouge se ruaient sur la table du banquet avec une voracité parfaitement prosaïque, à croire qu'il existait une corrélation entre l'appétit et le degré de cabotinage. Draco partageait non seulement les tics de ces bouffons, mais aussi leur gloutonnerie.
Enfin, il se décida à rendre lame. Poussant un râle des plus harmonieux, il plongea en un tourbillon. Les villageois transportés saluèrent cette ultime acrobatie par des acclamations joyeuses. Bowen écrasa froidement un moustique, attendant que Draco s'abîme dans l'eau avec un grand « splash ».
Au lieu d'un « splash », ce fut un « flop »... Un « flop » sonore qui souleva un geyser de boue. Le cheval de Bowen se cabra. Pris au dépourvu, le chevalier vida les étriers et ramassa en pleine face un paquet de boue tombé du ciel.
Il se frotta les paupières et distingua alors Draco couché sur le dos, les yeux clos, dans une attitude de trépas qu'il s'efforçait de rendre le plus paisible possible.
-Qu'est-ce que tu attends? Coule! lui souffla-t-il.
-Je ne peux pas! marmotta Draco entre ses dents. Je touche le fond!
À cet instant, Kara les rejoignit, hilare:
-Eh bien, qui est l'idiot à présent?
-Tiens, mademoiselle Je-sais-tout, railla Bowen avec un regard noir. Je te le revaudrai, fillette.
-D'abord, il faudra que vous vous tiriez de là, gloussa-t-elle.
-Bowen, mon cher ami!
Gilbert accourait vers eux sur Merlin, agitant joyeusement le sac de la prime au-dessus de sa tête:
-Ce nouvel exploit vous fait l'égal de Beowulf!
-Ça n'est pas difficile, grogna Draco. Beowulf, vraiment... Un benêt sanguinaire et mal dégrossi!
Bowen le fit taire d'un « chut! » impérieux, juste avant que Gilbert lui lance le sac. O joie!... Une cuiller de bois pour lui tout seul!
-Quel monstre! s'exclama Gilbert, admiratif. Il est encore plus gros que le dernier.
-À peu près de la même taille, en fait, rectifia Bowen d'un air modeste en s'interposant entre Merlin et la rive du marécage.
Mais le mulet était têtu et Gilbert entendait bien y regarder de plus près.
-Non, beaucoup plus gros, assena-t-il d'un ton catégorique.
-Par ici, Gilbert...
Empoignant les guides de Merlin, Bowen fit une nouvelle tentative pour éloigner la bête et son cavalier du soi-disant cadavre.
-Et la griffe? demanda Gilbert. Ce serait pour moi un grand honneur que d'aller quérir ce trophée pour vous.
Le moine plongea la main dans les manuscrits empilés devant lui et en tira un poignard. Bowen voulut s'en emparer, mais Kara le devança:
-Laissez-moi faire! fit-elle avec un sourire diabolique.
Bowen ignorait ce qu'elle avait en tête, mais il était sûr au moins d'une chose: il ne fallait rien en attendre de bon.
-C'est le moins que je puisse faire après vous avoir ainsi calomnié.
Avant que Bowen n'ait pu l'arrêter, elle pénétra dans l'eau et escalada le corps du dragon, sautant à pieds joints sur son flanc élastique. Si Draco parvint courageusement à maintenir son immobilité cadavérique, il ne put retenir un « ouf! ».
-Qu'est-ce que c'est? fit Gilbert en sursautant.
-Euh... Un mouvement réflexe. Tu ferais mieux de redescendre, ajouta-t-il à l'adresse de Kara sans réel espoir de l'arrêter. Il pourrait y en avoir d'autre.
-Ça m'étonnerait, rétorqua Kara en décochant un coup de pied au dragon. Il est on ne peut plus mort. Voyez!
Pour appuyer sa démonstration, elle se mit à faire des bonds sur l'estomac de Draco, l'utilisant comme un trampoline. Draco grimaça, puis ouvrit un œil. Bowen s'interposa vivement entre l'œil rebelle et Gilbert mais, heureusement, ce dernier était trop occupé à suivre les évolutions de Kara pour l'avoir remarqué. À cet instant, la pauvre fille avait tout de la demeurée dont Bowen lui avait brossé le portrait.
-Youpi!
D'un nouveau bond, Kara se propulsa jusqu'à la patte qui reposait sur le ventre du dragon et s'y assit à califourchon:
-Laquelle voulez-vous? Celle-ci? demanda-t-elle en caressant la patte de la lame du poignard.
Un gloussement suraigu s'échappa de la gueule close du dragon.
-Doux Jésus! Il est vivant, s'alarma Gilbert en sautant à terre.
-Chatouilleux, avec ça, plaisanta Kara en grattouillant le ventre du dragon.
La carcasse de Draco tremblait de ses efforts pour contenir son hilarité, communiquant ses ondulations à la boue dans laquelle il baignait.
-Éloigne-toi, malheureuse!
Gilbert tira l'épée de Bowen de son fourreau et se jeta à l'eau afin de secourir la jeune fille. Exaspéré, Bowen pataugea après lui.
-Rends-moi ça! ordonna-t-il en le désarmant.
-Seigneur chevalier, je m'incline devant votre expérience, dit Gilbert en lui cédant obligeamment le passage.
Mais Bowen n'alla pas plus loin:
-Kara, descends immédiatement! Et toi, Draco, boucle-la!
-Mais, Bowen... bredouilla Gilbert en le tirant par la manche.
-Toi aussi, tais-toi!
Bowen s'avança vers le dragon et la jeune fille, abandonnant Gilbert à son désarroi.
-Oh! Ah! Kara, par pitié... Assez, protesta Draco entre deux rires étouffés. Hi! hi! Tu vas finir par vendre la mèche.
-C'est bien mon intention!
-Ne crois pas ça! gronda Bowen en lui agrippant le poignet et en la précipitant dans l'eau.
Draco poussa un soupir de soulagement; Kara refit surface et cracha son venin en même temps qu'un peu de boue:
-C'est la dernière fois que vous me faites boire la tasse! ragea-t-elle en brandissant le poing devant le visage de Bowen.
S'il esquiva le coup, il reçut de plein fouet la giclée de boue qui accompagnait celui-ci. Il s'ébroua tel un chien et renversa brutalement Kara:
-Espèce de peste!
-Doucement, Bowen, l'admonesta Draco.
-Je n'ai pas besoin de toi pour me défendre, postillonna Kara en se relevant. Tu ne vaux pas mieux que lui!
-Ah! Hum...
Les efforts timides de Gilbert pour attirer l'attention se noyèrent dans le brouhaha de l'altercation.
-Vous devriez avoir honte, fulmina Kara.
-Mêle-toi de ce qui te regarde, riposta Bowen.
-Allons... Kara... Bowen, fit Draco d'un ton apaisant.
-Excusez-moi! cria Gilbert afin de couvrir la voix du dragon.
Mais Bowen le coupa une nouvelle fois:
-Après que nous t'avons sauvé la vie, tu pourrais au moins avoir la politesse de ne pas fourrer ton nez dans nos affaires.
-Je regrette, Kara, commença Draco, plus diplomate.
-Comment ça, tu regrettes? tonna Bowen. Tais-toi... Tu es censé être mort. Et fais-moi le plaisir de fermer cet œil!
De plus en plus abasourdi, Gilbert s'approcha afin de poser une question qui lui semblait d'importance:
-Dites... Est-ce qu'il ne faudrait pas tuer ce dragon?
La paupière de Draco se souleva d'un coup, dévoilant un œil indigné qu'il fixa sur le moine à l'unisson de ses deux compagnons:
-Non!
Surpris par la véhémence de leur réponse, Gilbert recula d'un pas et ajouta de l'air de s'excuser:
-C'est que... J'ai l'impression qu'ils sont d'un autre avis.
D'un index penaud, il désigna les paysans qui accouraient, armés jusqu'aux dents d'outils coupants, tranchants et disparates, en poussant des clameurs extasiées qui ne laissaient aucun doute quant à leurs intentions:
-Viande, viande, viande...
-De la viande? protesta Draco en redressant la tête.
La foule déchaînée s'immobilisa derrière son chef, dépitée de constater que l'objet de sa convoitise tenait encore sur ses pattes.
Pour être honnête, les efforts désespérés de Draco pour se relever s'étaient jusqu'ici soldés par autant de rechutes humiliantes dans la vase.
-Tuez-le vite, pendant qu'il est encore à terre! brailla le chef, prompt à tirer avantage de la situation.
-Tire-toi de là, Draco!
Bowen sauta en selle et fonça sur les assaillants pour tenter de les arrêter:
-Arrière!
Mais son cri se perdit dans les vociférations des villageois. Comme ceux-ci se ruaient en avant, il fit faire un demi-tour à son cheval et vit Gilbert éloigner précipitamment un Merlin affolé.
Draco agitait ses ailes tel un canard sur le point de décoller d'un étang, mais la vase gênait ses mouvements. Craignant d'avoir poussé la plaisanterie trop loin, Kara tenta de le propulser en s'arc-boutant de tout son corps à son gros derrière. Enfin, alors même que les villageois entraient dans l'eau, Draco parvint à s'arracher à l'attraction du marais et s'éleva dans les airs, soulevant une gerbe de boue.
Déséquilibrée, Kara s'effondra au pied du chef qui la toisa d'un regard soupçonneux.
-Je n'y suis pour rien, ronchonna-t-elle. Je vous avais bien dit que c'était une escroquerie!
Mais, à en juger par le couperet qu'il brandissait au-dessus de sa tête, le chef la croyait complice de la manœuvre. Par chance, il s'écroula avant d'avoir pu abattre son arme, assommé par le sac du butin. Bowen traversa la foule sur son cheval et adressa un sourire narquois au chef étourdi:
-Pas de dragon, pas de récompense. C'est fou ce que ça pèse, une cuiller en bois, ajouta-t-il en se tournant vers Kara.
Ayant hissé la jeune fille sur sa selle, il fit faire demi-tour à son cheval et se vit alors encerclé par les villageois furieux... Apparemment, la restitution de leur maigre trésor ne les consolait pas d'avoir été spoliés de leur festin. Les paysans se pressaient autour du cheval, ne lui laissant aucune issue.
C'était compter sans Draco... Le voyant fondre sur eux, les assaillants se dispersèrent en couinant tels des porcelets. Draco referma ses ailes sur le cheval et reprit de la hauteur, laissant les villageois patauger seuls dans le marécage.
-On leur a quand même fait le coup du cheval enlevé, tonna joyeusement Draco, couvrant le rugissement du vent et les imprécations des villageois dupés.
-Ça a fonctionné comme un charme, s'esclaffa Bowen.
Puis il baissa les yeux vers Kara qui se cramponnait à lui:
-Si tu avais tenu ta langue, on en aurait terminé plus vite et nous serions tous moins mouillés.
Mais Kara était trop terrifiée pour répliquer. Les bras noués autour de la taille de Bowen, elle s'efforçait de ne pas regarder vers le bas. Bowen éclata d'un rire moqueur à la vue des mines dépitées des paysans qui agitaient le poing et leurs armes dans leur direction. Son cheval renchérit d'un hennissement auquel répondit un hi-han plaintif. Les paysans dirigèrent instantanément leurs regards vers la berge du marais.
-Draco...
-Oui?
-Tu as encore un peu de place?
Le malheureux Gilbert, les yeux tournés vers le ciel, n'avait pas vu qu'il était devenu le point de mire du village entier.
-Bowen? lança-t-il d'une voix bêlante.
Bowen ne répondit pas, trop occupé à fourrager dans son sac de selle. Baissant enfin les yeux, Gilbert se trouva brusquement confronté au rictus sauvage du chef du village.
-Tu t'es porté garant de lui, gronda le géant étique en levant de nouveau son couperet.
Cette fois encore, il roula au sol avant d'avoir pu frapper Gilbert, ainsi que son arme et le cuissot de chevreuil qui l'avait estourbi. Gilbert ramassa avec soin la matraque de fortune; il eut à peine le temps d'y jeter un coup d'œil que la populace se rua sur lui.
Draco plongea entre Gilbert et ses poursuivants, prêt à saisir le moine entre ses griffes, mais Gilbert hurla, esquiva et lança le cuissot dans sa direction.
-Tudieu! jura Bowen.
Le but de la manœuvre était de tirer Gilbert d'affaire, non de le rendre fou de terreur.
-Sauve-toi, imbécile! lui cria Bowen en désignant les villageois qui se rassemblaient afin d'attaquer.
Heureusement, ils furent retardés par une altercation au sein du premier rang, où la soif de vengeance avait momentanément cédé devant la convoitise suscitée par la manne tombée du ciel.
Gilbert profita de la mêlée pour suivre le conseil de Bowen et prendre ses jambes à son cou... sur les talons de Merlin qui l'avait précédé dans la fuite. Bowen jugea que la bête montrait en cela plus de bon sens que son maître: ce n'était pas le cuissot de chevreuil qui allait rassasier tout le village et, à défaut de dragon, un mulet améliorerait toujours l'ordinaire.
Ayant réussi à agripper le pommeau de sa selle, Gilbert fourra le pied gauche dans l'étrier droit. Tandis qu'il sautillait à cloche-pied auprès du mulet effaré, une femme décharnée revint sur lui et le piqua de son couteau dans la partie charnue de son individu. Stimulé par cet aiguillon, Gilbert se jeta en travers de la selle, le nez enfoui dans ses parchemins, si bien qu'il ne vit pas Draco fondre sur lui et l'enlever dans ses serres ainsi que Merlin.
-Mission accomplie! rugit Draco près de son oreille.
De saisissement, Gilbert releva la tête et aperçut les villageois au-dessous de lui. Il fit volte-face et se trouva nez à nez avec une Kara verte de peur et un Bowen hilare.
Draco effectua un virage sur l'aile et revint droit sur le marais. Bowen vit le chef du village se relever en chancelant et replonger aussitôt à terre pour éviter le dragon et les huit sabots qui pendaient dans le vide au-dessous de lui. Le pauvre bougre n'eut pas plus tôt retrouvé la position verticale qu'il manqua de se faire à nouveau piétiner par ses propres troupes, lancées dans une poursuite aussi vaine que désespérée.
Le brouillard dense qui enrobait le cœur du marais se referma sur eux quand Draco prit de l'altitude. Ayant rétabli son équilibre, le chef rappela ses gens qui déjà se jetaient à l'eau sur des canots en bois:
-Arrêtez! Les voici pris dans le voile d'Anwnn... Ils n'appartiennent plus au monde des vivants!
Bowen perçut ces paroles malgré le bruissement des ailes de Draco et les braillements de Merlin et de Gilbert. Son regard suivit la direction qu'indiquait le chef et rencontra alors la butte escarpée émergeant de la brume.